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LES TACTIQUES DU DIABLE - ce qui nous appartient


Une période de tentation sexuelle est le meilleur moment pour déclencher, chez ton protégé, un accès de mauvaise humeur. Tu peux même mener une véritable offensive dans ce domaine, à condition qu’il n’y voie qu’une escarmouche de moindre importance. Ici comme ailleurs, il te faudra préparer cet assaut moral en obscurcissant son intelligence.


Les hommes ne se mettent pas en colère pour un simple malheur mais seulement quand ils se croient lésés. Et ils se sentent frustrés dans la mesure où ils ont l’impression qu’on leur refuse de satisfaire à des revendications légitimes. Plus ton protégé sera donc exigeant vis-à-vis de la vie, plus souvent il se sentira frustré et, de ce fait, sera de mauvaise humeur. Ainsi, tu as dû te rendre compte, que rien ne le met aussi facilement en colère que de voir quelqu’un d’autre disposer, de manière inattendue, du temps qu’il se croyait alloué. C’est tantôt le visiteur imprévu (quand il se réjouissait de passer une soirée tranquille), tantôt la femme bavarde de son ami (qui s’est amenée alors qu’il s’attendait à se retrouver seul avec son ami) qui le jettent hors de ses gonds. Ce n’est pas qu'il soit égoïste et paresseux au point que ces petits devoirs de politesse soient déjà trop pour lui. Ils l’agacent tout simplement parce qu’il estime que son temps lui appartient en propre et qu’il se trouve volé. Il faut donc que tu veilles soigneusement à ce que cette étrange notion : " Mon temps m’appartient » reste bien gravée dans son esprit. Donne-lui l’impression qu’il commence chacune de ses journées comme le propriétaire légitime des vingt-quatre heures qui suivent. Qu’il considère comme une redevance gênante la part qu’il doit en céder à ses employeurs et comme une donation généreuse celle qu’il consacre à ses devoirs religieux. Mais ce qu'il ne doit à aucun prix mettre en doute, c’est que le total duquel il fait ces déductions soit, d’une façon tout à fait mystérieuse, son patrimoine personnel.


Te voilà devant une tâche bien délicate. La présomption que tu veux maintenir chez lui est tellement absurde que si jamais elle état mise en question, nous ne trouverions pas le moindre argument en sa faveur. L’homme est incapable de créer ou même de retenir la moindre parcelle de son temps ; il lui est accordé tout à fait gratuitement. Il pourrait aussi bien se considérer comme le propriétaire du soleil et de la lune. En plus, ton protégé s’est consacré, au moins en principe, tout entier au service de l’Ennemi, et si celui-ci lui apparaissait sous forme humaine et exigeait qu’il se mît tout entier à son service, ne fût-ce que pour une journée, il ne refuserait certainement pas. Il serait grandement soulagé si cette journée ne comportait rien de plus désagréable que de subir le bavardage d’une femme stupide. Et il serait presque déçu, si, ce jour-là, pour une demi-heure, l’Ennemi lui disait : "Maintenant, tu peux aller t’amuser. » Or, s’il ne réfléchissait qu’un instant à sa présomption, même lui finirait par se rendre compte qu’en fait, il se trouve chaque jour dans une situation analogue. Quand je te parle donc de maintenir chez lui cette présomption, la dernière chose que je voudrais que tu fasses est de lui fournir des arguments pour l’appuyer. Car il n’en existe pas. Ta tâche est purement négative. Ne laisse pas ses pensées vagabonder autour de ce problème. Drape-le d’obscurité, et qu’au sein de ces ténèbres son sens d’un droit de propriété incontestable sur le temps agisse en silence, sans qu’il y prête attention.


En général, il faut encourager le sens de la propriété chez les hommes. En fait, ils sont toujours en train de revendiquer tel ou tel droit de propriété, ce qui semble aussi bizarre au ciel qu’à l’enfer. Mais il faut les laisser faire. Le discrédit que l’on jette actuellement sur la chasteté provient en grande partie de cette idée qu’ont les hommes qu’ils sont propriétaires de leurs corps - de ce vaste et dangereux domaine, vibrant de cette énergie qui a créé les mondes dans lequel ils se trouvent sans qu’on leur ait demandé leur avis et dont ils peuvent être éjectés à n’importe quel moment au gré d’un autre. Ils ressemblent à ce fils de roi que son père aurait placé, par amour, à la tête de quelque vaste territoire administré, en fait, par de sages conseillers et qui s’imaginerait qu’il possède effectivement ces villes, ces forêts, ce blé de la même façon que les briques du jeu de construction avec lequel il s’amuse sur le sol de sa nursery.


Ce sens de la propriété, nous ne le produisons pas seulement par l’orgueil mais aussi par la confusion. Nous enseignons aux hommes à ne pas tenir compte des sens différents du pronom personnel - de ces nuances et de cette gradation des sens, si l’on va par exemple de « mes bottes », en passant par « mon chien », « mon serviteur », « ma femme », « mon père », « mon maitre » et « mon pays » jusqu’à « mon Dieu ». On peut leur apprendre à réduire tous ces sens à un seul, au « mon » de la propriété que l’on trouve dans « mes bottes ». Déjà dans sa nursery, on peut inculquer à l’enfant que quand il dit « mon nounours », cela ne veut pas dire « mon vieil ami, objet de ma tendresse » (comme l’Ennemi ne tardera pas à le lui enseigner si nous ne sommes pas sur nos gardes), mais « l’ours que je peux mettre en lambeaux si j’en ai envie ». Et à l’autre bout de l’échelle, nous avons appris aux hommes à dire « mon Dieu » en donnant au pronom un sens très proche de celui qu’il a dans « mes bottes », c’est à dire « le Dieu sur lequel j’ai acquis des droits grâce à mes mérites exceptionnels et que j’exploite du haut de la chaire - le Dieu que je mets à mon service ».


Et le comique de l’histoire, c’est que le mot « mien » dans son plein sens possessif ne peut être prononcé par aucun être humain à l’égard de quoi que ce soit. En fin de compte, ce sera soit notre Père soit l’Ennemi qui pourra appeler « sien » chaque chose, et surtout chaque homme, qui auront existé. N’aie pas peur, les hommes finiront bien par découvrir à qui appartiennent réellement leur temps, leur âme et leur corps - pas en eux-même en tout cas. Pour le moment, l’Ennemi appelle « sien » tout ce qui existe pour la raison pédantesque et légaliste qu’il en est le créateur. Notre père espère, cependant, qu’à la fin, il pourra appeler toutes choses « siennes » pour la raison plus réaliste et dynamique qu’il en a fait la conquête.


C.S. Lewis


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