QUAND DIEU SE CACHE DANS LES LIEUX IMPROBABLES
- PHILIPPE TARABON
- 3 oct.
- 8 min de lecture

Je ne m’attendais pas à une révélation ce dimanche après-midi. Certainement pas dans une salle de conférence d’hôtel, entre des murs recouverts de papier peint beige et sous l’éclairage fluorescent qui donnait à nos visages cette teinte légèrement maladive propre aux espaces commerciaux. J’étais venu par curiosité plus que par conviction, attiré par l’annonce d’un prophète visiteur. Dans mon esprit, cette petite communauté évangélique avait simplement loué cet espace pour l’occasion, un choix pragmatique pour accueillir un invité spécial. Leur vraie église devait se trouver ailleurs, quelque part dans un bâtiment plus traditionnel.
Mais non. C’était bien ici leur église. Cet espace neutre, dépourvu de vitraux et de symboles religieux gravés dans la pierre, était leur lieu de rassemblement hebdomadaire. Et quelque chose dans cette réalité m’a profondément déstabilisé.
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Les jeunes étaient partout. La moyenne d’âge devait tourner autour de trente ans, peut-être moins. Ils arrivaient par grappes, se saluaient avec une chaleur désarmante, organisaient les chaises pliantes avec une efficacité joyeuse. Aucune formalité ecclésiastique, aucune hiérarchie visible dans leurs mouvements. Simplement des frères et sœurs qui se retrouvaient, comme on se retrouverait dans le salon de quelqu’un.
J’ai pris place discrètement au fond, adoptant cette posture d’observateur bienveillant que j’affectionne. J’alternais entre l’écoute attentive du message et la prière silencieuse, tout en scrutant ces visages, ces interactions, cette dynamique communautaire qui se déployait sous mes yeux. Et c’est là, dans cette alternance entre le visible et l’invisible, entre ce que j’observais et ce que je pressentais, que quelque chose s’est fissuré en moi.
Ou plutôt, quelque chose s’est ouvert.
Le murmure qui devient cri
Depuis des semaines, je portais une tension intérieure. Un dialogue avec Dieu qui tournait en boucle, comme un disque rayé de questions sans réponses satisfaisantes. Le Seigneur semblait me montrer deux réalités contradictoires, et je n’arrivais pas à les réconcilier. D’un côté, Il me révélait les dérives de l’Église visible. Cette institution que j’avais appris à respecter, à fréquenter, à défendre parfois. De l’autre, Il me murmurait quelque chose de nouveau, quelque chose qui contredisait mes observations critiques. Il me disait qu’Il était à l’œuvre, qu’un mouvement massif était en cours, qu’Il n’avait pas abandonné Son peuple.
Comment ces deux vérités pouvaient-elles coexister ? Comment l’Église pouvait-elle être simultanément en dérive et en plein réveil ?
Assis sur ma chaise pliante dans cette salle d’hôtel, la réponse m’a frappé avec la force d’une évidence longtemps refoulée : je cherchais l’œuvre de Dieu au mauvais endroit.
Pendant des années, j’avais mesuré la santé du Royaume à l’aune des grandes assemblées, des églises établies, des structures reconnues et répertoriées. Si ces institutions montraient des signes de fatigue ou de compromis, je concluais naturellement que l’Église elle-même était en déclin. Mais Dieu, dans Sa manière caractéristique de contourner nos attentes, était en train de me montrer quelque chose de radicalement différent.
Il était ici. Dans cette salle d’hôtel. Dans ces communautés non répertoriées, ces églises de maison que personne ne compte, ces rassemblements qui n’apparaissent dans aucune statistique officielle.
Les chiffres qui mentent par omission
Le Conseil National des Évangéliques de France estime qu’il y a entre 750 000 et un million d’évangéliques dans le pays. Des chiffres régulièrement cités, analysés, commentés. Mais ce jour-là, j’ai compris que ces statistiques ne racontaient qu’une fraction de l’histoire.
Comment dénombre-t-on les invisibles ? Comment recense-t-on ceux qui ne veulent pas être recensés ? Ces églises de maison qui se réunissent dans des salons, ces groupes qui se retrouvent chaque semaine dans des lieux de location temporaire, ces communautés qui n’ont ni statut légal ni affiliation dénominationnelle. Ils existent en dehors de nos radars institutionnels. Ils prient, ils adorent, ils étudient les Écritures, ils se soutiennent mutuellement, ils évangélisent. Mais ils ne sont pas comptés.
Cette fille qui ouvre sa maison chaque jeudi soir pour accueillir une vingtaine de jeunes. Ce couple de retraités dont le salon est devenu le lieu de rassemblement d’une quinzaine de familles. Ces étudiants qui se retrouvent dans une cafétéria universitaire pour un groupe de prière qui ressemble davantage à une communauté naissante qu’à un simple club chrétien. Multipliez ces scènes par milliers à travers le pays, et vous commencez à entrevoir l’ampleur de ce que nous ne voyons pas.
Peut-être sommes-nous deux fois plus nombreux. Peut-être trois fois. Peut-être que pendant que nous pleurons le déclin de l’Église institutionnelle, Dieu orchestre tranquillement un retour aux sources qui échappe à toute statistique.
Le paradoxe de la visibilité
Il y a quelque chose de profondément ironique dans le fait que l’Église la plus visible soit peut-être la moins vivante, tandis que l’Église la plus vivante reste largement invisible. C’est exactement le genre de paradoxe dans lequel Dieu semble se complaire. Le genre qui renverse nos catégories et bouscule nos certitudes.
Les grandes églises locales, avec leurs bâtiments imposants et leurs programmes structurés, ressemblent de plus en plus à ce que j’ai commencé à appeler des “McDonald’s spirituels”. Je sais que la comparaison est brutale. Peut-être même blessante pour ceux qui y investissent leur vie. Mais laissez-moi expliquer ce que je veux dire, car la critique porte moins sur les personnes que sur le système qu’elles ont hérité.
Entrez dans une église évangélique moderne à Paris, Tokyo ou São Paulo, et vous retrouverez essentiellement la même expérience. Les mêmes chants de louange en provenance des mêmes maisons d’édition musicales. Le même format de service : trois chants rapides pour “échauffer” l’assemblée, une prière d’introduction, trois chants plus lents pour “entrer dans l’adoration”, les annonces, l’offrande, le message de trente à quarante minutes, un dernier chant et la bénédiction.
La standardisation est presque parfaite. Comme chez McDonald’s, vous savez exactement ce que vous allez obtenir avant d’entrer. L’expérience est prévisible, aseptisée, uniformisée. Et comme chez McDonald’s, on vous promet une nourriture qui remplit mais ne nourrit pas vraiment.
Je me souviens d’un temps peut-être idéalisé par la nostalgie, je l’admets, où chaque tradition chrétienne avait sa saveur unique. Les Luthériens avaient leur richesse liturgique, les Baptistes leur simplicité fervente, les Pentecôtistes leur spontanéité charismatique, les Réformés leur profondeur théologique. Chaque famille ecclésiale apportait quelque chose de distinct au grand banquet du Royaume. Aujourd’hui, nous avons troqué cette diversité contre l’efficacité d’un produit exportable mondialement.
L’industrialisation de la foi
Cette standardisation n’est pas accidentelle. C’est le fruit d’une foi qui s’est mise au service du néolibéralisme plutôt que de l’Évangile. Nous avons industrialisé la production de disciples. Nous avons créé des chaînes de montage spirituelles où l’on fabrique des convertis en série, interchangeables, avec les mêmes “options de base” : un témoignage personnel de conversion, une compréhension basique du salut par la foi, la capacité de citer quelques versets clés, et l’adhésion aux positions morales et politiques attendues.
Le problème avec cette approche industrielle, c’est qu’elle produit des croyants sans racines profondes. Privés d’un ancrage culturel et théologique solide, ils deviennent “facilement manipulables ». Le terme est dur mais nécessaire. Ils confondent l’émotion avec la spiritualité authentique. Ils prennent le spectacle pour l’adoration. Ils gobent n’importe quel message pourvu qu’il soit livré avec le bon emballage émotionnel et les bonnes techniques marketing.
J’ai vu des communautés entières basculer dans des erreurs doctrinales graves simplement parce qu’un prédicateur charismatique a su appuyer sur les bons boutons émotionnels. J’ai vu des chrétiens qui fréquentaient l’église depuis des décennies incapables d’articuler les bases de leur foi au-delà de clichés appris. J’ai vu l’érosion lente mais inexorable de la pensée critique, remplacée par une consommation passive de contenus prédigérés.
Jésus avait un mot pour ce genre de religion : hypocrisie. Pas l’hypocrisie individuelle de celui qui prêche une chose et vit le contraire, mais l’hypocrisie systémique d’une structure qui se réclame du Christ tout en fonctionnant selon les principes du monde. Nous avons créé une religion de la performance, de la croissance numérique, du spectacle dominical. Et nous appelons cela le Royaume de Dieu.
Le refuge des exclus
Mais voici l’autre face du paradoxe que Dieu me révélait dans cette salle d’hôtel : au fur et à mesure que l’église institutionnelle se pervertit et fait entrer les choses du monde en son sein, au fur et à mesure qu’elle exclut tous ceux qui ne rentrent pas dans la norme, Dieu prépare des refuges.
Ces églises de maison, ces communautés informelles, ces rassemblements dans des lieux improbables deviennent les arches de Noé de notre génération. Ils accueillent les blessés de l’église, ceux qui ont été rejetés pour avoir posé trop de questions, pour ne pas avoir suffisamment donné, pour ne pas avoir correspondu à l’image du “bon chrétien” que l’institution attend.
Combien êtes-vous, parmi vous, à vous retrouver dans cette catégorie ? Combien parmi vous avez quitté une grande église non par manque de foi, mais parce que votre foi ne pouvait plus respirer dans cet espace confiné ? Combien parmi vous avez été blessés par le jugement, l’indifférence, ou simplement l’incapacité de l’institution à voir votre humanité derrière votre fonction de membre contributeur ?
Vous êtes nombreux. Beaucoup plus nombreux que les statistiques ne le suggèrent. Et c’est précisément vous que Dieu rassemble dans ces nouveaux lieux.
Le retour à la source
Ce qui se passe dans ces églises de maison n’est pas une innovation. C’est un retour. Un retour au modèle que nous trouvons dans le livre des Actes et les épîtres pauliniennes. Un retour à une ecclésiologie qui met la relation au centre plutôt que le programme.
Pendant trois cents ans, l’Église primitive n’a pas possédé un seul bâtiment dédié au culte. Pas un. Ils se réunissaient dans des maisons, comme celle de Marie la mère de Jean-Marc, où Pierre s’est réfugié après sa libération miraculeuse de prison. Ils se rencontraient chez Aquilas et Priscille, dont Paul mentionne “l’église qui se réunit dans leur maison”. Le salon de Philémon. La maison de Nymphas à Laodicée. Ce n’étaient pas des solutions temporaires en attendant de pouvoir se payer un vrai bâtiment. C’était le modèle.
Jésus n’a jamais donné d’instructions pour construire des temples. Ses dernières paroles n’étaient pas “Allez et érigez de beaux bâtiments en mon nom.” Il a dit : “Faites de toutes les nations des disciples.” Et Ses apôtres ont accompli cette mission sans un seul édifice religieux à leur disposition.
Si la construction de bâtiments était un signe de maturité ecclésiale, alors l’Église des apôtres était immature. Si posséder des propriétés impressionnantes était la marque du succès spirituel, alors Paul et Pierre étaient des échecs. Mais nous savons que c’est exactement l’inverse. L’Église primitive a changé le monde sans rien posséder d’autre que sa foi, sa communauté et le pouvoir de l’Esprit Saint.
La révélation continue
En observant ces jeunes dans leur salle d’hôtel, j’ai compris que j’assistais à quelque chose de bien plus vaste que je ne l’avais imaginé. Ce n’était pas une petite communauté marginale essayant de survivre. C’était une cellule d’un organisme immense et largement invisible qui se développait partout où l’Église institutionnelle échouait à répondre aux besoins spirituels profonds des gens.
Le Seigneur ne reconstruit pas l’ancienne structure. Il en établit une nouvelle sur les fondations anciennes. Ou plutôt, Il révèle ce qui a toujours été là, caché sous les couches de traditions humaines et de compromis culturels.
Cette révélation continue de se déployer dans ma compréhension. Elle résout la contradiction apparente que je portais depuis des semaines. Oui, l’Église visible est en dérive. Oui, Dieu est puissamment à l’œuvre. Ces deux réalités ne sont pas incompatibles. Elles décrivent simplement deux entités différentes qui portent le même nom.
L’une décline parce qu’elle a remplacé la vie par la structure, la relation par le programme, l’Esprit par le système. L’autre croît parce qu’elle retrouve l’essentiel : quelques personnes rassemblées au nom de Jésus, partageant leur vie, étudiant la Parole ensemble, priant les uns pour les autres, portant mutuellement leurs fardeaux.
C’est si simple que c’en est presque scandaleux. Et c’est précisément pour cette raison que cela fonctionne.
(suite : "les McDonald's spirituels")
Philippe TARABON

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