PEUT-ON DIALOGUER AVEC L'ISLAM SANS TRAHIR L'ÉVANGILE ?
- ILTAIME

- il y a 13 minutes
- 9 min de lecture

J’ai passé une bonne partie de ma vie à écrire sur la grâce, cette notion scandaleuse au cœur de la foi chrétienne. Plus j’y réfléchis, plus je réalise combien elle nous distingue… non pour nous élever au-dessus des autres, mais pour nous rappeler notre propre dépendance totale. Dernièrement, j’ai beaucoup pensé à nos voisins musulmans et aux ponts que nous tentons de construire. Sont-ils aussi solides que nous le croyons ?
Les mots qui nous rapprochent... ou pas
On entend souvent dire: “Nous sommes tous enfants d’Abraham, nous croyons au même Dieu, nos religions viennent du même Livre.” Ces phrases sonnent bien dans les colloques interreligieux. Elles apaisent. Elles semblent chrétiennes dans leur générosité.
Merci de lire ! Abonnez-vous gratuitement pour recevoir de nouveaux posts et soutenir mon travail.
Mais je me demande si elles ne sont pas trop faciles. Comme ces cartes de vœux qui disent “paix sur terre” sans vraiment affronter le chaos qui règne dans nos cœurs.
Quand je lis l’Évangile, j’y trouve un Dieu qui déroute. Un Dieu qui s’incarne dans la fragilité d’un bébé, qui meurt sur une croix entre deux bandits, qui pardonne à ceux qui le torturent. C’est un Dieu qui descend, qui se salit les mains, qui pleure. Un Dieu vulnérable.
Or, dans la vision coranique, Dieu demeure au-dessus, infiniment transcendant, impossiblement lointain. L’idée même qu’il puisse souffrir, s’abaisser, devenir chair… tout cela est impensable, presque blasphématoire. Ce n’est pas une petite nuance théologique. C’est le cœur battant de chacune de nos foi respectives.
La question de la grâce
Pendant des années, j’ai rencontré des gens brisés: des alcooliques, des prisonniers, des personnes ayant survécu à des abus. Presque tous me disaient la même chose: “Je ne mérite pas d’être pardonné.” Et c’est là que l’Évangile intervient avec sa réponse radicale: “Tu as raison. Tu ne le mérites pas. C’est justement pour ça que c’est de la grâce.”
Dans une religion centrée sur la Loi… une loi exhaustive qui régit chaque aspect de la vie quotidienne, de l’hygiène aux affaires d’État… la logique est différente. C’est une logique de soumission, d’obéissance, de justice divine mesurée à l’aune de nos actes. Noble, certainement. Mais où est la place pour l’inattendu, pour le scandale d’un Dieu qui fait grâce au bon larron dans ses dernières minutes de vie ?
Religion et pouvoir
L’histoire du christianisme est loin d’être exemplaire. Croisades, Inquisition, colonialisme… nous avons beaucoup de sang sur les mains. Mais il y a une chose que Jésus a refusée quand Satan la lui offrait sur un plateau: le pouvoir politique. “Mon royaume n’est pas de ce monde.”
Cette distinction… aussi imparfaite soit son application historique… a créé un espace pour la critique, pour la réforme, pour une certaine tension créative entre l’Église et l’État. Quand les structures religieuses et politiques fusionnent complètement, quand la loi divine devient automatiquement loi civile, que devient la liberté de conscience ? Que devient la possibilité de douter, de questionner, de chercher ?
L’histoire qu’on préfère oublier
Nous aimons, en Occident, évoquer “l’âge d’or” de la coexistence en Espagne musulmane. Philosophes juifs, savants chrétiens et penseurs musulmans dialoguant dans les cours andalouses. C’est une belle image.
Mais c’est une image incomplète. Le statut de dhimmi… ces non-musulmans “protégés »… n’était pas l’équivalent médiéval des droits de l’homme. C’était une tolérance sous conditions, assortie de restrictions juridiques, d’impôts spéciaux, de marqueurs sociaux d’infériorité. Une tolérance, certes, mais pas une égalité.
Romancer cette histoire, c’est fermer les yeux sur l’expérience réelle de millions de chrétiens et de juifs qui vivaient comme citoyens de seconde classe. C’est aussi faire preuve d’une forme étrange d’arrogance: celle de réécrire l’histoire des opprimés pour nous sentir mieux dans notre époque.
L’amour qui refuse la vérité
Voici ce qui me préoccupe le plus: cette tendance moderne, particulièrement chez certains chrétiens progressistes, à tomber dans ce que j’appellerais un “amour immodéré” pour l’islam. Comme si, par culpabilité post-coloniale ou désir de paraître tolérants, nous devions minimiser toute différence réelle.
L’amour véritable n’exige pas l’uniformité. L’amour véritable peut reconnaître: “Nous voyons Dieu différemment. Nous comprenons la liberté différemment. Nous vivons la foi différemment.” Et malgré tout cela ( ou peut-être à cause de cela ) nous pouvons nous respecter, dialoguer, vivre côte à côte.
Mais prétendre que nos différences n’existent pas? Ce n’est pas de l’amour. C’est du déni. Et le déni ne construit jamais de véritables ponts.
La tentation du conformisme
J’ai remarqué que dans nos églises, dans nos universités, dans nos cercles intellectuels, il existe une pression énorme pour se conformer à un certain discours: tout va bien, nous sommes tous pareils, les différences sont superficielles. Remettre cela en question, c’est risquer d’être taxé d’intolérant, d’islamophobe, de nostalgique des croisades.
Mais le conformisme n’a jamais été une vertu chrétienne. Jésus n’était pas conforme. Les prophètes n’étaient pas conformes. Paul, qui affrontait Pierre en face quand il le jugeait nécessaire, n’était certainement pas conforme.
Poser des questions difficiles sur l’incompatibilité entre la charia et les droits humains modernes, sur la liberté religieuse dans les sociétés majoritairement musulmanes, sur l’utilisation de la démocratie comme simple tremplin vers un État religieux… ce ne sont pas des questions haineuses. Ce sont des questions honnêtes.
Vivre avec l’inconfort
Alors, que faire? Comment vivre dans un monde où l’islam et le christianisme coexistent, avec leurs visions profondément différentes de Dieu, de l’homme, de la liberté?
Je crois que nous devons abandonner les raccourcis faciles. Ni la peur hostile ni l’angélisme naïf ne nous serviront. Nous avons besoin d’une troisième voie: celle de la vérité dans l’amour.
Cela signifie être clair sur ce que nous croyons. Oui, nous croyons en un Dieu crucifié… scandale pour les juifs, folie pour les Grecs, impossibilité pour les musulmans. Nous croyons que la grâce transcende la loi, que l’amour surpasse l’obéissance, que Dieu lui-même a pleuré.
Mais cela signifie aussi accueillir nos voisins musulmans avec une hospitalité authentique. Les écouter. Défendre leurs droits. Collaborer sur ce qui nous unit: la compassion pour les pauvres, le souci de justice, l’amour des familles.
Et surtout, cela signifie être honnêtes avec eux et avec nous-mêmes sur nos désaccords. Car c’est précisément dans cette honnêteté, dans cet inconfort assumé, que peut naître un respect véritable.
La grâce, encore et toujours
Je reviens toujours à la grâce. C’est elle qui fait la différence. Pas parce qu’elle nous rend supérieurs, mais parce qu’elle nous rend libres. Libres d’avouer nos échecs, libres de reconnaître nos différences, libres d’aimer sans prétendre.
Si nous comprenons vraiment la grâce, nous n’avons pas besoin de minimiser l’islam pour valoriser notre foi. Nous n’avons pas besoin de prétendre que toutes les religions se valent. Nous pouvons simplement témoigner de ce que nous avons reçu: un Dieu qui nous a rejoints dans notre misère, qui a transformé la croix ( instrument de torture ) en symbole de salut.
C’est un message étrange. Scandaleux, même. Mais c’est le nôtre. Et je crois qu’il vaut la peine d’être préservé dans toute sa particularité troublante, même ( surtout ) quand cela nous rend inconfortables dans les dîners interreligieux.
La vérité, après tout, n’a jamais promis d’être confortable. Seulement libératrice.
Le voile, l’État et la liberté… réflexions d’un chrétien
Je dois avouer que la question du voile dans l’espace public me met mal à l’aise. Non pas parce que je n’ai pas d’opinion… j’en ai plusieurs, parfois contradictoires… mais parce que j’ai appris, au fil des années, à me méfier des questions qui semblent appeler une réponse simple. Celles-ci cachent souvent des couches de complexité que nous préférons ignorer.
Quand je regarde ce débat depuis mon coin de France, je vois deux camps qui crient de plus en plus fort, chacun certain d’avoir raison. D’un côté, ceux qui brandissent la liberté religieuse comme un absolu. De l’autre, ceux qui invoquent la laïcité avec la même ferveur. Et au milieu ? Des jeunes filles dont les visages se perdent dans la bataille idéologique.
La question derrière la question
Permettez-moi de poser une question différente, celle qui me hante vraiment : qu’est-ce qui se cache derrière ce morceau de tissu ? Je ne parle pas du tissu lui-même, mais des forces invisibles qui le transforment en champ de bataille. Quel pouvoir est à l’œuvre ? Quel dieu sert-on vraiment et j’écris ici dieu avec un « d » minuscule délibéré ?
Car voilà ce que j’ai découvert en écrivant sur la grâce et la disgrâce pendant toutes ces années : nos batailles les plus féroces ne portent presque jamais sur ce qu’elles prétendent défendre. Elles révèlent plutôt nos idoles cachées, les choses que nous avons sacralisées sans nous en rendre compte.
Quand la religion devient système
J’ai passé du temps à observer les pays où la religion structure chaque aspect de la vie sociale. J’ai vu comment, dans certains contextes, les codes vestimentaires féminins ne relèvent pas tant de la piété personnelle que du contrôle communautaire. Le vêtement devient un marqueur de conformité, un moyen de tracer les frontières entre le pur et l’impur, le respectable et le scandaleux.
Il ne s’agit pas de juger la foi sincère de qui que ce soit. Dieu seul connaît les cœurs. Mais en tant que chrétien, je ne peux ignorer la question de la liberté. Pas la liberté abstraite dont parlent les philosophes, mais la liberté concrète d’une jeune fille de quinze ans qui rentre chez elle après l’école. Peut-elle vraiment choisir ? Ou le « choix » qu’on lui présente n’est-il qu’une cage élégamment décorée ?
L’Évangile que je connais parle d’une liberté radicale, celle qui brise les chaînes de tous les systèmes religieux, y compris (surtout) ceux qui se parent de respectabilité. Jésus scandalisait les gardiens de la tradition en libérant les gens de leurs fardeaux, pas en leur en ajoutant.
Le danger de l’État sauveur
Mais voici où je deviens doublement inconfortable : je me méfie tout autant de l’État qui se pose en libérateur des consciences.
Ayant grandi en France, j’ai vu comment notre sécularisme peut devenir sa propre forme de religion civile, avec ses dogmes, ses hérétiques et son clergé de bureaucrates bien-intentionnés. Quand l’État décide de ce qui constitue une expression religieuse acceptable, il ne se contente pas de maintenir la neutralité… il théologise.
La vraie laïcité, me semble-t-il, devrait limiter le pouvoir de l’État, pas l’étendre. Elle devrait créer un espace où différentes convictions peuvent coexister, même inconfortablement. Dès que l’État commence à légiférer sur les symboles religieux au nom de l’émancipation, il tombe dans le même piège que les théocraties qu’il prétend combattre : il sacralise sa propre vision du bien.
L’aveuglement du confort
Et puis il y a nous, les chrétiens occidentaux, avec nos propres œillères. Combien de fois ai-je entendu : « Mais c’est comme l’habit d’une religieuse ! » ou « C’est simplement leur culture, nous devons respecter ça. »
Vraiment ? Est-ce que nous prenons le temps d’écouter les voix de femmes qui ont fui ces « cultures » en quête de liberté ? Ou préférons-nous le confort de notre tolérance abstraite ?
Je pense à ma propre tradition chrétienne, à toutes les manières dont nous avons trahi l’Évangile en sacralisant nos propres coutumes. Nous n’avons pas de leçons de morale à donner. Mais cela ne signifie pas que nous devons fermer les yeux sur les systèmes qui subordonnent les femmes au nom de Dieu… quel que soit le nom que ce Dieu porte.
Une liberté qui dérange tout le monde
Alors, où cela nous mène-t-il ? À une position qui, j’en ai peur, satisfera personne.
Oui, une femme qui choisit librement de porter un signe religieux… dans une foi sincère, devant Dieu, en pleine conscience… mérite le respect. Même si ce signe vient d’une tradition que je ne partage pas. La liberté religieuse signifie quelque chose, ou elle ne signifie rien.
Mais oui aussi, nous devons nommer les pressions qui rendent ce « choix » illusoire pour tant de jeunes filles. Les regards dans le quartier, les murmures de la famille, la peur de l’exclusion… ce ne sont pas des détails anecdotiques. C’est l’oppression qui se déguise en piété.
Et non, l’État ne devrait pas devenir l’arbitre suprême de la conscience humaine, même au nom de nobles intentions. Le pouvoir attire toujours plus de pouvoir, et ce qui commence comme protection peut facilement devenir contrôle.
Ce qui compte vraiment
Au bout du compte, je reviens toujours à la même question : où est la grâce dans tout cela ?
L’Évangile que je connais n’appelle ni à imposer un code vestimentaire « chrétien », ni à accepter passivement n’importe quelle forme de domination religieuse. Il appelle à quelque chose de plus radical et de plus subversif : une liberté intérieure qui désacralise tout… le vêtement, le corps, l’État, même la religion elle-même.
Cette liberté refuse de faire de n’importe lequel de ces éléments une idole. Elle dit à la jeune fille sous pression : « Tu appartiens à Dieu seul, pas à ta communauté, pas à ta famille, pas même à ton pays. » Elle dit à l’État : « Tu n’es pas Dieu non plus. Protège la liberté, mais ne prétends pas la définir. »
C’est une position inconfortable, prophétique même. Elle dérange les camps qui voient le voile comme l’ennemi absolu à éradiquer. Elle dérange aussi les multiculturalistes qui refusent de voir les dynamiques de pouvoir qui se cachent sous le discours du respect des différences.
Mais peut-être que c’est précisément là que les chrétiens devraient se tenir : dans cet espace inconfortable où nous dénonçons le pouvoir religieux quand il enferme, le pouvoir étatique quand il sacralise sa propre autorité, et où nous rappelons à tous… y compris à nous-mêmes… que la vraie liberté ne se trouve ni dans le fait de se voiler ni dans celui de se dévoiler, mais dans l’appartenance au seul Dieu qui nous a créés pour la liberté.
Ce n’est pas une réponse qui fera les gros titres. Mais c’est peut-être la seule qui soit fidèle à l’Évangile que j’ai passé ma vie à essayer de comprendre.
____
Ces réflexions n’offrent pas de solution politique toute faite… je ne suis ni législateur ni théologien politique. Mais elles posent, je l’espère, les bonnes questions. Et parfois, dans notre monde saturé de certitudes hurlées, poser les bonnes questions est déjà un acte de résistance.
Philippe Tarabon


Commentaires